Sur la formalisation de récit littéraire

par Jos Kunst (1970)

Oorspronkelijk verschenen/originally published in: Explications de textes; onder red. van F.F.J. Drijkoningen ... [et al.]. Speciaal nr. van/Special issue of: Het Franse boek: 40 (1970) 2 (april) 64-67.

Quelle est l'utilité d'une formalisation? Quelque lisible qu'elle puisse se faire, elle ne prendra jamais la place de la présentation verbale, parce qu'elle en dépend; aussi fournit-elle essentiellement moins: Greimas considère qu'en cas de réussite elle constitue la preuve 'que le terrain de recherches choisi est passablement déblayé' (Sémantique structurale, p. 17). Seulement, en offrant moins, elle vise à mettre à jour une économie qui sans elle risquerait de passer inaperçue.

Parmi les modèles proposés nous choisirons celui de Bremond tel que Todorov l'a appliqué aux Liaisons Dangereuses, et celui de Todorov lui-même [1], et, surtout à partir du premier, nous chercherons à construire une alternative. Ces modèles s'opposent à ceux empruntés à la linguistique, qui postulent l'existence d'une véritable syntaxe transphrastique, en ce qu'ils cherchent à trouver dans le domaine translinguistique lui-même les moyens de le décrire. Ainsi, ils n'imposent pas à l'avance au système sémiotique formé par le 'contenu' du récit le modèle de la langue qui l'exprime [2].

Le modèle 'triadique' de Bremond est basé sur l'idée que 'le récit entier est constitué par l'enchaînement et l'emboîtement de micro-récits' (Comm. 8, p. 129), dont chacun est composé de trois éléments, le premier posant une exigence, un besoin, un but, le second constitué par une activité correspondante, et le troisième donnant le résultat, échec ou réussite, de cette activité. On voit que la méthode est fondée sur la permanence dans tous les récits envisagés de personnes cherchant à atteindre des buts (ou bien, au contraire, de personnes craignant une 'dégradation'). Elle se veut d'abord déductive. Bremond lui-même le formule clairement: 'le réseau (des) articulations internes et (des) rapports mutuels (des types narratifs élémentaires) définit a priori le champ de l'expérience possible' (Comm. 8, p. 76). Auparavant il avait déjà refusé d'accorder des privilèges au point de vue du narrateur: 'chaque agent est son propre héros' (p. 64). Ainsi sa méthode dépasse d'emblée le champ de la littérature proprement dite.

Un problème se pose. Même si l'on accepte l'applicabilité universelle de son modèle (Wilde disait déjà que la nature imite l'art) il est pour le moment impossible de prévoir comment une méthode aussi unie, aussi générale permettra de rendre compte de la différence des textes littéraires, de la différence de chaque texte littéraire pris à part. Il est trop tôt pour en juger, mais il est certain que sans cela elle serait d'une efficacité bien limitée. Ainsi, d'un côté l'utilité du modèle triadique dépasse le champ de la littérature, et de l'autre on n'a pas encore le droit de compter sur son efficacité dans ce domaine. Il suppose la présence dans le récit d'un être humain ayant des buts et cherchant à les atteindre. Il suppose ainsi la présence d'un motif littéraire capable d'engendrer une relation fonctionnelle entre plusieurs éléments qui, dans la perspective ainsi créée, se définissent comme des fonctions.

Le modèle dit 'homologique', de Todorov, malgré l'apparence d'une complexité plus grande, est basée sur une hypothèse comparable (Comm. 8, p. 131). C'est toujours le rapport entre les personnages 'en situation' et les activités de ceux-ci qui définit ici les relations fonctionnelles [3].

Si l'on admet l'idée que l'utilité d'un modèle comme celui de Bremond, établi dans l'intention de couvrir le champ d'application le plus large possible, dépend de la présence de certains motifs littéraires, une conclusion intéressante s'impose: tout motif capable d'organiser autour de lui un ensemble de fonctions à variabilité limitée peut être choisi comme base de la formalisation. Seulement, il ne faudra pas oublier que chaque motif de base définira, par sa distribution dans l'ensemble des textes littéraires, le champ couvert par la formalisation qui en dépend, et que pour cette raison on choisira avec soin son motif de base, en vue du champ qu'on cherche à couvrir. Ainsi, dans le cas où un seul auteur ou une seule œuvre se présenterait, on serait amené à préférer un motif à la fois plus spécifique et plus riche en fonctions, et qui permettrait de cerner ce que serait la 'littérarité' d'une seule œuvre, l'idiolecte (non verbal!) d'un seul roman dans le système sémiotique général des récits, le 'style' de son invention [4], la diférence de son univers romanesque. Comment trouver, pour un roman donné, le motif de base à partir duquel on soit à même de construire un modèle vraiment efficace en vue de sa formalisation? En premier lieu, tous les éléments de ce qu'on appelle communément 'I'intrigue' (ou de ce qui correspond à ce concept dans les romans qui n'ont pas d'intrigue au sens traditionnel du mot) doivent être descriptibles comme des fonctions par rapport au motif de base. En second lieu, le nombre de ces fonctions doit être limité, et, par conséquent, le modèle simple. Il semble certain qu'en vue de la formalisation d'un seul roman particulier nous n'aurons pas, pour remplir ces conditions, à monter jusqu'au niveau de généralité où il ne nous resterait que le modèle triadique [5].

Ceci posé, que pourrait-on trouver dans l'intrigue des Liaisons Dangereuses qui réponde aux exigences formulées ici? En d'autres mots, quel sera le modèle que nous proposerons à la place des deux (triadique, homologique) appliqués par Todorov?

Ce qui dans l'exposé de Todorov inquiète un peu le lecteur, c'est qu'il semble considérer le livre comme une histoire d'amour et d'intrigue. N'en doutons pas, il l'est; mais à ne l'analyser que comme tel on risque de perdre de vue ce qui le distingue de tous ses prédécesseurs dans le genre: sa différence; ainsi on se rend bientôt compte que les 'Règles d'action' formulées par le théoricien s'appliquent tout aussi facilement aux comédies d'intrigue du siècle précédent. La cause principale de cet état de choses se trouve dans le fait qu'il rejette certaines complications hors de 'l'ordre' du livre: elles se présentent ainsi comme une 'infraction à l'ordre', et appartiennent, selon lui, à 'I'ordre extérieur à l'univers du livre' (cf. p. 150). Une pareille procédure nous paraît pour le moins suspecte.

L'élément le plus important de cette'infraction à l'ordre' consiste dans l'inhdélité de Valmont à lui-même, dans le fait qu'il s'avère incapable de vivre selon ses propres principes; cette défection de Valmont est la cause du conflit entre lui et la redoutable Merteuil et par là de la catastrophe du roman. Cherchons d'emblée à admettre un motif si important dans notre analyse et interrogeons-nous sur le rôle des différentes identités assumées par Valmont au cours du livre. La première, celle qu'il croit vraie, est celle qu'il assume devant la marquise de Merteuil, celle du parfait libertin (cette expression ne sert pas à la définir, mais à l'indiquer). Il sera incapable de la maintenir. La seconde est celle qu'il prend devant Mme de Tourvel: celle de l'homme faible, mais malheureux, charitable (lettre 21) et discret; cette identité, consciemment fausse, qui n'est, somme toute, qu'un rôle, ne sera pas maintenue non plus [6]. Ces deux identités lui procurent des puissances bien définies. La première lui assure sa relation avec sa confidente Mme de Merteuil et lui permet de s'accepter lui-même. La seconde lui permet la conquête de Mme de Tourvel.

Mme de Merteuil, elle, a également deux identités, mais pour elle la seconde, celle de femme respectable, s'intègre en tant que rôle social dans la première, celle de contrepartie féminine du premier Valmont, habitée de l'idée de 'venger le sexe féminin' (lettre 81). Mais elle aussi sera incapable de s'y maintenir: la destruction de son rôle de femme respectable et la perte de sa beauté la désarment complètement.

Longtemps Valmont et la Merteuil se servent de confidents. Ils ont besoin l'un de l'autre dans cette qualité: Valmont a besoin d'elle parce qu'au moment de l'action du livre il est à la campagne et se trouve ainsi séparé de son public parisien (cf. Ies nombreuses allusions au 'grand Théâtre du monde', et notamment la lettre 113); la Merteuil ne lui permet pas de l'oublier. En revanche, elle a besoin de lui, d'abord parce qu'elle n'a pas d'autre public que lui, mais surtout pour agir à travers lui.

Comment cherche-t-elle à faire de lui son instrument? La lettre 2 nous donne déjà un échantillon de ses techniques: elle lui promet une identité désirable, celle d'un Héros digne de figurer en premier rôle dans les Mémoires qu'elle se charge d'écrire un jour. Et lorsqu'il ne se prête pas immédiatement à ses projets, elle menace de la lui retirer, et cherche à le blesser dans sa vanité: 'Rougissez de vousmême, et revenez à vous. Je vous promets le secret' (lettre 5). Leur brouille peut être suivie pas à pas au cours du roman, et on peut en rendre compte en fonction de ces critères. Une argumentation détaillée dépasserait le cadre de cet article; citons seulement leurs accusations mutuelles d'avoir dérogé, Valmont non seulement avec Mme de Tourvel, mais aussi avec Cécile, la Merteuil avec Dancény (lettres 113 et 115).

Dans cette perspective, le personnage le plus intelligent et le plus fort est celui qui ne se trompe jamais sur sa propre identité ni sur celle des autres: il est dans le livre, c'est Mme de Merteuil. Un personnage moins fort, Valmont, se trompe sur lui-même, mais non pas sur les autres. D'autres personnages (les vieilles dames, Dancény), sans se montrer très intelligents, ne seront pas particulièrement vulnérables; l'action du roman les détrompera sur le compte des autres. Le personnage le plus faible sera détrompé à la fois sur lui-même et sur les autres (Mme de Tourvel). Le personnage le moins intelligent demande un traitement à part. Il réalise pour ainsi dire la fonction-zéro du motif central tel que nous le définissons à présent: c'est Cécile. Dancény est pour elle très exactement le premier venu; et l'histoire de ses relations avec Valmont, commencées par une prise de possession brutalement physique (lettre 96), poursuivies sans 'précautions' (lettre 110), et finissant sur un avortement (lettre 140) en dit long. On comprend Baudelaire lorsqu'il dit à propos d'elle: 'La niaise, stupide et sensuelle. Tout près de l'ordure originelle' (édition de la Pléiade des œuvres de Laclos, appendice VII, p. 717) [7].

Ainsi la production de l'identité, l'identification, appliquée à soi-même, peut se faire création (réussie dans le cas de Mme de Merteuil, échouée dans celui de Valmont); appliquée aux autres, elle est attribution et sa réussite dépend de l'intelligence sociale du sujet (Cécile ne crée ni n'attribue rien, et elle est seule dans ce cas). Le moyen de la création et de l'attribution des identités est dans le livre l'écriture des lettres qui le composent. Ces lettres s'écrivent le plus souvent le soir, après qu'on s'est retiré, dans des moments de loisir réservés exprès par les personnages à la production par l'écriture de relations personnelles, basées sur et même définies par les identités des correspondants (ces aspects de loisir et de réflexion dictent à Mme de Merteuil l'intelligente lettre 33 sur les dangers de faire la cour par lettres). Ainsi l'écriture, ici conçue comme une activité des personnages, devient la fonction centrale de l'intrigue du roman.

Nous croyons qu'une tentative de formalisation appliquée à la totalité des Liaisons Dangereuses et faite à partir du motif de l'identification tel que nous l'avons décrit serait certainement intéressante. La fonction-identification s'accompagne d'un nombre suffisamment réduit de fonctions dépendantes; reste à vérifier si tous les éléments de l'intrigue, en fait, assument ces fonctions. En cas de réussite, la formalisation nous fournirait une syntagmatique qui à son tour nous permettrait de formuler le système dont elle dépend et qui est celui des Liaisons Dangereuses. Plus tard, à partir d'un nombre suffisamment élevé de ces analyses, il faudrait chercher leurs aspects systématiques communs, et ainsi, dans notre effort de cerner la littérarité du récit, nous aurions à notre disposition, outre la méthode déductive de Bremond, une méthode inductive.


1 Cf. Tzvetan Todorov, Les catégories du récit littéraire, in Communications 8, 1966. La matière est reprise, sans changements essentiels, dans Littérature et signification, Larousse 1967.

2 Cf. Bremond, parlant de littérature, cinéma, ballet: 'Le raconté a ses signifiants propres, ses racontants: ceux-ci ne sont pas des mots, des images ou des gestes, mais ]es événements, les situations et les conduites signifiés par ces mots, ces images, ces gestes' (Cf. Bremond, Le message narratif, in Communications 4, 1964, p. 4).

3 La complexité plus grande ne semble pas toujours résister à un examen attentif. Pourquoi l'élément 'Tourvel s'enfoit devant l'amour' serait-il 'acte', et 'Valmont rejette en apparence l'amour' 'rejet d'un acte'? Pourquoi 'le rejet des actes' n'est-il pas 'acte', si l'acte rejeté n'est pas nécessairement celui du terme précédent (voir la dernière ligne du schéma)?

4 Pour ce rapprochement entre les termes idiolecte et style, cf. R. Barthes, Éléments de sémiologie, I. I. 7, in Communications 4, p. 96.

5 À titre d'exemple, mentionnons le motif qui nous a servi pour une formalisation de l'intrigue du Père Goriot de Balzac: c'est celui du secret. Autour de la fonction-secret se sont organisées 2 fois 3 fonctions-événements, et 2 fonctions-personnages. On voit que le modèle reste très simple; on pourra juger plus tard de son efficacité.

6 La seconde parait longtemps intégrable dans la première; la première ne l'est jamais dans la seconde. Ce fait ne nous justifierait pas à ne voir en la seconde qu'un aspect de la première. Après tout, l'amour, ingrédient de la seconde, en devenant trop véritable, détruit la première.

7 Les relations personnelles qu'elle se fait avec les autres lui sont toujours données: sa mère lui donne la Merteuil pour amie; celle-ci lui fait accepter les avances de Dancény; celui-ci lui donne Valmont pour confident. Les jugements qu'elle exprime sont toujours empruntés (sinon cités), et n'impliquent aucune activité mentale de sa part.